Yôkai ! Voyage au cœur du surnaturel japonais avec Sandrine Thommen
Née en 1986 dans les Cévennes, Sandrine Thommen est illustratrice. Suite à un passage à l’école Estienne de Paris, elle emprunte les chemins de l’école supérieure des Arts décoratifs de Strasbourg de laquelle elle sort diplômée en 2010. Ses nombreuses explorations au Japon d’où elle puise entre autres son inspiration ont donné lieu à des ouvrages où les traits fins de ses dessins viennent épouser les récits d’écrivains.
Yokai ! Le monde étrange des monstres japonais est un album publié chez Actes Sud Junior en 2017 dans lequel Sandrine Thommen collabore avec Fleur Daugey. Ces créatures utilisées pour matérialiser tous les petits évènements bizarres de la vie et qui sont difficilement explicables peuplent l’imaginaire collectif des Japonais.
Pouvez-vous nous parler de votre carrière en tant qu’illustratrice ?
Disons que ma « carrière » a commencé avec mon premier album publié, en 2009 chez Actes Sud Junior. J’étais encore étudiante, en 4e année à l’École des Arts décoratifs de Strasbourg. Ce livre était La Fleur du Mandarin, une histoire aux influences persane et chinoise, écrite par ma professeure d’anglais de l’époque, la romancière d’origine iranienne Bahiyyih Nakhjavani. Le lien entre nous s’était tissé en grande partie grâce à ma toute récente découverte des miniatures persanes, pour lesquelles j’avais eu un véritable coup de foudre. Leur observation détaillée m’avait permis de trouver un style de dessin qui enfin me convenait particulièrement. Le succès de ce premier album nous a permis d’en créer un second ensemble : La Sœur du Soleil, une histoire qui cette fois-ci avait été inspirée à Bahiyyih par un ballet japonais… Suite à ces deux livres publiés, j’ai reçu plusieurs commandes d’albums en lien avec le Japon, et ma fascination pour cet extrême géographique et artistique n’a cessé de croître. Après les livres de contes, j’ai commencé à recevoir différents types de commandes, pour des magazines jeunesse, des albums documentaires, des musées, des revues ou recueils d’illustrations… Je n’ai quasiment pas eu de « creux » dans ma carrière d’illustratrice, les commandes et projets s’étant multipliés depuis 2009 ! Et à mes débuts, alors que je ne gagnais pas encore suffisamment ma vie, mon généreux entourage a fait que j’ai pu me consacrer sans interruption à ce métier-passion.
Quels sont vos outils de travail ? Vos étapes d’élaboration d’illustrations ?
Je choisis ma technique en fonction des projets. Au départ mon outil est la gouache, c’est celui que j’avais choisi pour avoir un rendu le plus proche possible des miniatures persanes. C’est avec cette technique que j’ai peint les Yôkai. Pour d’autres projets, en fonction du temps que j’ai et du résultat que je veux obtenir, j’utilise parfois la tablette graphique et l’ordinateur, et d’autres fois les crayons de couleur. Pour élaborer une illustration, je commence toujours par faire une recherche iconographique : des œuvres d’art anciennes, des photos, pour m’inspirer et enrichir mon vocabulaire de formes et de couleurs, en relation avec le sujet travaillé. Puis, plus ou moins avec l’éditeur, je décide du format du livre et du découpage du texte au fil des pages. Ensuite seulement je commence mes crayonnés, souvent longs et laborieux, car je ne suis pas une virtuose du dessin ! Quand les crayonnés sont validés par l’éditeur, je reporte les dessins sur du bon papier, que je fixe sur un support rigide avec du scotch kraft pour ne pas qu’il gondole, et je me lance dans la réalisation finale. Il arrive souvent que je ne trouve pas le bon équilibre coloré du premier coup, et ce qui est bien avec la gouache, c’est que je peux mouiller et éponger la peinture si jamais je veux corriger une couleur. C’est ce qui s’est passé sur beaucoup de pages de Yôkai ! Pour l’anecdote, l’illustration de couverture est l’image que j’ai peinte en premier, et qui, grâce à l’influence notable du grand artiste Kuniyoshi, m’est apparue quasiment directement sans corrections aucunes : un phénomène rare et appréciable !
Comment le projet Yokai ! est-il né ? Comment s’est passée votre collaboration avec Fleur Daugey qui a écrit les textes ?
Ce sont d’abord les éditions Actes Sud Junior qui m’avaient mis en relation avec Fleur Daugey, pour illustrer un premier projet qui était un documentaire sur les oiseaux migrateurs ( Les Oiseaux Globe-trotters , paru en 2014). Cet album eut un certain succès, il a remporté 3 prix, et j’ai rencontré Fleur lors de plusieurs salons du livre. Nous avons très rapidement sympathisé, et comme nous partagions toutes les deux un fort intérêt pour le Japon, Fleur m’a parlé d’une idée qu’elle avait de faire un livre sur les yôkai, ces créatures étranges du folklore japonais. C’est une facette sombre du Japon que je ne connaissais pas encore bien, et ce projet de livre m’a tout de suite enthousiasmée. Par chance, les éditions Actes Sud Junior ont aussi été directement emballées par l’idée de notre nouveau projet. Fleur Daugey a d’abord fait toutes ses recherches de son côté, en lisant tout ce qu’elle pouvait sur le sujet, en français et en anglais. Une fois son texte écrit et prémaquetté par l’éditeur, mon travail a commencé. Je l’ai menée seule, et j’envoyais régulièrement un aperçu des images finalisées à Actes Sud Junior et à Fleur Daugey. Grâce à leur regard, toujours enthousiaste et encourageant, quelques ajustements ont été faits sur certaines images, mais dans l’ensemble mes choix de représentations ont été approuvés !
La plupart de vos dessins pour cet album reprennent des formes à la fois humaines et animales, comment vous a-t-on décrit ces créatures, sur quels supports vous êtes-vous appuyée pour concrétiser l’aspect des Yokai ?
Concernant la description des créatures, je me suis basée sur le texte de Fleur. Mais j’ai fait une recherche iconographique très fouillée dans les images japonaises, anciennes de préférence. J’ai pu voir au Petit Palais l’exposition « Fantastique ! » des œuvres de Kuniyoshi, qui m’ont fortement marquée et influencée. Aussi, je me suis appuyée sur des dessins, trouvés dans des livres ou sur internet, d’autres grands artistes comme Sekien, Kyosai, Hokusai, Hiroshige, et Shigeru Mizuki. J’ai fouillé la toile de fond en comble, et le kappa au concombre par exemple est très inspiré d’un dessin anonyme trouvé dans les tréfonds d’internet…
Qu’avez-vous voulu transmettre par le biais de vos illustrations dans cet album ?
Ce qui m’a marqué en découvrant toutes ces créatures, c’est l’ampleur de l’imagination qu’elles dévoilaient. Enfin… de l’imagination, ou juste une fine observation de l’étrange réalité japonaise ? Du grotesque au terrifiant en passant par le sournois, j’ai voulu que mes illustrations retranscrivent cette énergie mentale, ce déchainement de créativité spirituelle… mais aussi, autant que possible, la beauté raffinée de l’esthétique traditionnelle japonaise.
D’où vous vient cet amour pour le Japon que l’on perçoit dans vos dessins ?
Il m’est venu de manière radicale quand, au cours de mes recherches pour La Sœur du Soleil, j’ai posé un nouveau regard, imprégné de mon étude de l’art persan et chinois, sur les estampes, les laques et les paravents japonais. J’ai eu alors le sentiment de découvrir un cran supérieur de raffinement et de beauté. Mais je me demande si cet amour du Japon ne me vient pas de plus loin encore. Je n’ai pas eu, enfant, de fascination particulière pour les dessins animés japonais, mais par contre, mes parents donnaient au prénom de ma sœur jumelle, Cosima, une possible traduction japonaise voulant dire « petite île » (Kojima). Et l’idée de cette petite île japonaise au bout du monde me faisait vertigineusement rêver. Aussi, j’avais dans ma petite enfance, dans une vallée voisine des Cévennes où j’habitais, un très bon copain aussi timide que moi, Kenji, dont la maman, Kagumi, était japonaise et me fascinait par la douceur qu’elle dégageait. Une des premières choses qui m’a séduite dans les estampes japonaises, c’est la représentation à la fois délicate et grandiose de la nature, et perdus dans ces immenses paysages qui les dépassent mille fois, les petits hommes souvent un peu grotesques… Depuis toujours, les Japonais sont soumis à des déchainements naturels forts et incontrôlables tels que les séismes et les typhons, et ils ont, de ce fait sans doute, un sens de l’humilité qui me touche beaucoup.
Vous semblez beaucoup voyager, comment vivez-vous la différence des cultures qui peut exister entre votre pays et celui dans lequel vous vous rendez ? Est-ce que cette différence culturelle nourrit votre inspiration ?
C’est un très vaste sujet ! J’ai voyagé surtout en Asie, notamment une année en Chine, en 2014 avec mon ancien compagnon que je suivais pour son travail, et une année au Japon, en 2018-2019, une aventure seule cette fois-ci ! J’ai fait aussi deux plus courts voyages en Corée du Sud, la deuxième fois étant pour faire mon visa d’études japonais. Je trouve une saveur particulière et très belle à cette culture coréenne, mais le Japon a toujours tendance à rappeler mon attention ! J’y ai rencontré des personnes qui étaient à la fois curieuses des étrangers, ouvertes aux différences, et désireuses de transmettre leur propre culture. Je me suis fait quelques bons amis, par connaissances interposées et/ou par l’intermédiaire de mes illustrations. Si les Japonais gardent une relative pudeur dans les conversations, je trouve que cette réserve est très joliment équilibrée par la culture des bains publics, que j’adore, et qui, il me semble, contribuent à tisser un très beau lien entre les gens.
Une autre grande différence culturelle qui nourrit mon imagination, c’est la langue japonaise, et son écriture. Les idéogrammes, ainsi que certains aspects de la construction grammaticale, sont une source d’inspiration immense du point de vue esthétique et sémantique. Et puis, il y a le rapport des Japonais au spirituel, au surnaturel. Les Japonais de tous les âges se rendent très régulièrement dans les temples, shinto ou bouddhistes, pour faire une petite prière. J’avais d’ailleurs moi aussi pris l’habitude de le faire. J’ai été touchée par cette manière un peu « à la légère » d’aller prier les « Kamisama », ces dieux dont il existe plein de types différents. Cela m’a semblé être la manifestation d’une idée partagée par tous les Japonais, une idée qu’intimement chacun peut s’approprier comme il le souhaite, qu’il y a au-dessus de nous des forces qui nous dépassent… Il y a au Japon tellement de différences culturelles qui nourrissent mon inspiration… Je n’ai pas parlé du rapport particulièrement attentif aux quatre saisons, du sens de l’esthétique dans chaque détail de la vie quotidienne… Je ne suis pas restée assez longtemps pour me heurter à des différences culturelles gênantes, surabondance des emballages plastiques mise à part ! Je n’ai pas non plus été confrontée au monde du travail au Japon, ce qui m’a sans doute aussi épargné quelques déconvenues…
Quel est, au final, votre ressenti sur les Yokai ? Ces créatures sont-elles bienveillantes ou maléfiques ?
Dans une société où les règles de vie sont très fortes, à la fois imposées par la société, et les nombreux typhons et tremblements de terre, les yôkai ont sans doute un caractère un peu exutoire… Et puis j’ai le sentiment que les Japonais acceptent particulièrement bien que certaines choses ne s’expliquent pas. Autrement dit, d’un point de vue général, une explication légendaire, saugrenue, d’un évènement étrange leur convient sans doute bien mieux qu’à nous, qui avons tendance à chercher plutôt des explications « rationnelles »… Les yôkai peuvent être bienveillants, maléfiques, voire un peu des deux, les choses ne sont pas si simples !
Sur quels projets à venir êtes-vous en train de travailler ?
Je suis en train de travailler sur un très ancien projet, dont je suis l’auteure et l’illustratrice, qui a pris un retard énorme : c’est un album quasiment muet, très contemplatif, sur un morceau de vie au Japon, avec de grandes images très détaillées, que je dessine aux crayons de couleur. Ce projet date de mon premier voyage au Japon, en 2013. Ce projet va je l’espère s’enrichir de l’expérience des 7 années écoulées depuis, ainsi que de quelques yôkai bien cachés ici ou là…
Et puis, entre autres, j’ai aussi une commande inédite d’un dessin pour un groupe de hard rock japonais (!), et je réfléchis à de nouvelles idées nées pendant mon séjour au Japon, notamment au sujet d’un matsuri très marquant, ou encore un projet de peinture sur paravents ou écrans coulissants…
Le site de Sandrine Thommen: www.sandrinethommen.com
Images: © Sandrine Thommen © Actes Sud junior
Yôkai! Le monde étrange des monstres Japonais
Dès 9 ans
Textes : Fleur Daugey
Illustrations : Sandrine Thommen
Éditeur : Actes Sud Junior
Publication en : Octobre 2017
Format : 25 X 32 CM
Nombre de pages : 56 pages
ISBN : 978-2-330-08659-6
Site de l’éditeur