Les appeaux de Ludovic Hadjeras

Récemment diplômé en art à la Haute École des Arts du Rhin à Strasbourg, Ludovic Hadjeras fait partie depuis 2017 du groupe No Name, atelier au sein de la HEAR qui développe des expositions thématique et collective dans des centres d’art de la région grand EST. C’est lors de la préparation d’une de ces expositions qu’est née Appeaux à papa. À travers cette série d’objets exposés pour les présents et les absents, Ludovic Hadjeras s’intéresse aux signes qui relient les vivants et les morts.

Dans quel contexte avez-vous développé la série Appeaux à papa ?
Les Appeaux à papa ont commencé à se faire un chemin dans ma tête quand j’ai su que l’exposition No Name de 2020 aurait lieu au Centre Régional d’Art contemporain de Montbéliard. Mon père, qui est décédé en 2005, avait son atelier dans cette ville. Il était plasticien, mais n’a jamais pu en vivre. Le thème défini pour l’exposition était «les dettes». J’ai commencé par simplement vouloir exposer une des punaises sur lesquelles il peignait des paysages, puis qu’il vendait à la sauvette pour se faire un peu d’argent. «La dette» prend ainsi la forme d’un hommage : il y aura une peinture de Moktar Hadjeras dans un centre d’art contemporain, et pas n’importe lequel. Mais une punaise s’est rapidement avérée être un hommage trop maigre. Un peu par hasard j’ai commencé à lire Vinciane Despret, Au bonheur des morts : récits de ceux qui restent (La Découverte, 2015), qui m’a appris à faire attention à aux hasards et à parfois les accueillir comme des signes de présence de nos morts. C’est avec une attention accrue à certains signes que les pièces sont nées. La plupart d’entre elles ont pris forme dans un demi-sommeil duquel je sortais pour les mettre sur papier. Je crois que d’une certaine façon c’est mon père qui me les soufflait, bien qu’il ne soit jamais directement apparu dans mes rêves (mais dans ceux de mes proches).

Pouvez-vous nous parler des différentes pièces de la série ?
Quand j’étais petit, nous avions chez nous un sifflet à eau qui imite le chant du rossignol. Le Rossignol en ait un tirage en résine phosphorescente. L’objet est très discret dans l’espace d’exposition quand les lumières sont allumées. Une fois que les lumières sont éteintes, il existe pleinement. Dans un contexte d’exposition, le public habituel n’a pas accès à cette mise en lumière. Le Rossignol est pour les absents.

Les Deux hirondelles s’adressent elles aussi à des êtres non-présents : ce sont deux avions à hélice, qui pendant les horaires d’ouverture sont au repos. Avant de fermer, le personnel du CRAC allume les moteurs et les lance : les deux avions parcourent l’espace dans le noir, toute la nuit jusqu’à ce que leurs piles s’épuisent le matin, avant l’arrivée du personnel.

D’autres petits objets viennent compléter la constellation : Little bird, un pétard en équilibre qui explose si quelque chose le fait tomber, un abreuvoir à oiseau rempli de thé noir avec du jus de citron et des raisins secs, boisson que mon père buvait dans son atelier, un flacon d’huile essentielle de Cèdre, qui, selon une amie, est utilisée pour entrer en communication avec les défunts par certains médiums, plusieurs boules de graisse pour oiseaux disséminées dans le centre d’art.

La dernière pièce, Le Chant du cygne, ne devait pas être dans l’exposition, mais il s’est passé quelque chose de trop fort pour ne pas la faire apparaître : j’ai acheté un kit d’alarme infrarouge à souder soi-même. Il nous arrivait souvent d’en acheter avec mon père. Presque tous les outils avec lesquels je travaille sont les siens, j’ai donc soudé cette alarme avec son matériel. Forcément, pendant tout le temps du montage je pensais fort à lui, me replongeant dans des souvenirs d’enfance. J’étais seul chez moi, mais avec lui. Une fois terminée, j’allume l’alarme. Pour qu’elle s’active, il faut que quelque chose traverse le rayon infrarouge, je m’amuse donc à la faire sonner en faisant passer des objets. Puis je m’attarde un moment sur mon téléphone, en laissant l’alarme sous tension. Le salon reste silencieux un moment, jusqu’à ce que l’alarme s’active sans que rien ne traverse le rayon. Je suis surpris, mais je n’ai pas peur : je sais qui l’a déclenché. Je décide de filmer cette interaction. Exactement au moment où j’arrête de filmer, l’alarme émet un son continu, très fort. Je prends peur, je l’éteins. Dès que le son strident de l’alarme se tait, mon téléphone se met à jouer de la musique sans que j’y touche. Le son qui remplit l’espace du salon après que j’aie coupé l’alarme envahissante est Don’t Let Me Be Misunderstood, de Santa Esmeralda. J’ai donc habillé l’alarme de plumes, à la façon d’un leurre, afin qu’elle ait une place dans l’exposition. Au moment où je présente la pièce à l’équipe du centre d’art, l’alarme se met à sonner, comme pour signifier sa présence.

Rossignol, résine phosphorescente, 2020

Vous évoquez le monde des présents et des absents. Quelle est votre position et par extension votre approche artistique au regard de ces deux mondes ?
Faire une pièce pour mon père m’a fait m’intéresser à ce monde. Le livre de Vinciane Despret m’a beaucoup aidé. Et je crois que mon père n’attendait qu’un peu d’attention de ma part pour se manifester, car très vite il y a eu beaucoup de signes. Des hasards qui remontaient parfois à plusieurs années, des morceaux de puzzles qu’il a fallu réassembler, et maintenant je sais qu’il existe. Je crois que les morts, qu’ils nous soient proches ou non, ont besoin d’une attention particulière pour exister. Mais une fois que nous ne serons plus nous non plus, se manifesteront-ils encore ?

Quels sont vos projets à venir ?
Je m’apprête à passer un diplôme virtuel le 22 juin. Il y est question de loups-garous. C’est un sujet que j’explore depuis deux ans. Le métis et le loup-garou, parce qu’ils sont des êtres hybrides capables de diplomatie, sont des êtres qui habitent mon travail depuis quelques années. La figure médiumnique qui a surgi avec les Appeaux à papa vient enrichir les personnages d’entre deux mondes que j’incarne dans mon travail. Je quitte Strasbourg en septembre pour aller étudier à Sandberg Instituut, à Amsterdam. Je prépare également un voyage en Algérie, un pays avec lequel j’entretiens une relation particulière. Je ne sais pas exactement quand aura lieu le voyage, mais j’ai très envie de commencer à travailler là-bas.

Deux hirondelles, avions à hélice, plumes, peinture, 2020

Boules de graisse, 6 ou 7 boules de graisse pour oiseaux disposées dans l’espace du centre d’art, 2020

 

Little bird, jouet en métal, pétard, plumes, 2020

 

Chant du cygne, barrière infrarouge, plumes, 2020

 

 

Ludovic Hadjeras website: www.ludovichadjeras.fr
Images © Ludovic Hadjeras