Dans la chambre noire d’Alexander Gehring : médium et fantômes
Tout ce qu’il faut pour que les images d’Alexander Gehring basculent dans le monde de l’occulte est une chambre noire, sa lumière rouge et de longues recherches historiques. Le photographe allemand qui vit et travaille à Berlin, revalorise la photographie argentique, en développant et en tirant ses propres images. Mais avant tout, il renouvelle l’histoire de la photographie du XIXe siècle qui tentait d’extraire, par des ruses plus ou moins évidentes, l’essence des énergies spectrales. Sa série Messages from the Darkroom en est la preuve par l’image.
Très rapidement, vous avez compris que la photographie était votre moyen de communiquer au monde.
Je n’étais ni doué pour le dessin, ni pour la peinture. Je suis fasciné par les artistes qui créent une réalité différente par leurs compétences artistiques. Quant à moi, c’est le médium photographique qui me permet de m’exprimer visuellement. J’ai alors réalisé à quoi pouvait ressembler cette réalité photographique multicouche.
J’adore le réalisme de la photographie. Ce qui est visible sur une photo est enraciné dans l’ici et le maintenant, mais sous cette surface détaillée, il y a bien plus. C’est ce quelque chose que j’appelle “l’espace au-delà”. Cet “espace au-delà”, rempli de références et de signes, défie toute explication rationnelle et ouvre une porte pour les secrets. Et même si cela peut sembler ringard, il en ouvre aussi une pour la magie.
Cet état d’authenticité ambivalent est semblable à la notion d’occulte. La photographie est un jeu visuel de voile et de dévoilement, afin de créer une approche différente de la réalité. Cette corrélation entre la photographie et l’occulte est l’un de mes principaux intérêts. Et bien sûr, j’aime les histoires sur l’obscurité, les vampires et les fantômes !
Quel lien tissez-vous entre la photographie et le monde de l’occulte dans Messages from the Darkroom ?
Messages from the Darkroom est le résultat de longues recherches sur les manières utilisées, à travers les siècles, pour rentrer en contact avec les morts. Au fil de mes lectures sur l’occultisme moderne, j’ai rapidement rencontré le terme de médium. Depuis 200 ans, ce mot est utilisé pour décrire une personne qui prétend pouvoir créer un contact avec l’au-delà. Ce n’est que plus tard que le mot médium a été utilisé par des théoriciens des médias, comme Niklas Luhmann ou le maréchal McLuhan, pour décrire nos technologies modernes telles que le téléphone, l’ordinateur ou l’appareil photographique.
J’ai été fasciné par cette histoire sémantique de nos appareils techniques modernes, normalement réputés pour leur rationalité. La notion de médium est donc devenue cruciale dans ma série Messages from the Darkroom. Cette corrélation est examinée afin de donner un point de vue plus inhabituel sur notre compréhension de la photographie.
Votre série convoque deux médiums ; la caméra comme média et la personne prétendant communiquer avec le monde des esprits.
Dans ma série, le médium est un échange d’informations entre les vivants et les morts mais aussi entre le photographe et le spectateur. En pensant davantage aux analogies entre la photographie et l’occulte, je cherchais un espace où les deux pourraient exister ensemble. J’ai transformé ma chambre noire en salle de séance ésotérique et ma caméra, en médium en pleine transe.
Quelle histoire de la photographie vous a poussé à vouloir vous aussi, capter les fantômes présents dans votre chambre noire ?
Tout au long de l’histoire de la photographie fantôme de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, les occultistes pensaient avoir trouvé une preuve solide de l’existence des fantômes parce qu’un appareil photo, soit un appareil logique, était capable de capturer un phénomène paranormal. Ils ont ignoré le fait que la photographie est éminemment manipulatrice. Les doubles expositions, les effets de lumière ou les retouches d’images étaient les outils magiques des premiers photographes. Sur une photographie fantôme, les occultistes ont vu ce qu’ils voulaient voir.
Mon travail traite cette idée d’objectivité manquée. Cette relation ambivalente entre subjectivité et objectivité, entre le monde réel et les sphères surnaturelles, qui crée de la tension. Les vieilles photographies fantômes sont d’une beauté envoûtante, même si nous savons qu’elles doivent être truquées. Nous acceptons le pouvoir manipulateur de l’appareil photographique afin de chérir cette illusion.
La photographie est-elle donc le meilleur médium pour capturer les phénomènes qui nous échappent ?
Vers les années 1840, les spectateurs des premières photographies étaient profondément étonnés de ce qu’ils ont vu. Plus tard, lorsque la photographie aux rayons X a été inventée, il était possible de rendre visible ce qui était normalement invisible à l’œil nu. De nos jours, les capteurs de caméra ont la possibilité d’afficher un spectre presque infini d’informations visuelles. La photographie est également suffisamment sensible pour refléter les idées sur la mort et la façon dont les gens gèrent la perte et le chagrin.
Quant aux vieilles photographies fantômes, je suis, à ce jour, toujours ému en les regardant. Bien qu’elles me paraissent assez naïves, elles portent une vérité profonde sur la photographie. Dans les réflexions de Roland Barthes sur la photographie, il a déclaré que chaque photographie est inévitablement liée à la mort. Le moment capturé est parti pour toujours. Lorsque nous regardons une photographie, nous regardons quelque chose de mort qui revient à la vie en la regardant. Chaque étude d’une photographie est une séance visuelle. Les fantômes du passé sont invités à revenir hanter les vivant.
Site web de l’artiste : alexandergehring.com
Images © Alexander Gehring, Messages from the Darkroom