La France de Gilles Leimdorfer, en long, en large, en travers

Le photographe Gilles Leimdorfer a fait de la France son terrain d’étude. Depuis la fin des années 1990, il s’est attaché photographier ses sites, ses habitants, ses objets le long de la Nationale 7 désormais disparue, ou encore des étapes du Tour de France… Sa récente série Mythologies aborde la notion polysémique et ambivalente de lieu commun. Bien loin d’une image fantasmée ou nostalgique d’une France qui n’existe pas, ses clichés rendent compte d’une diversité de visages et de paysages. Ils seront prochainement exposés à La Chambre à Strasbourg, au mois de juin.

Cherbourg, série Mythologie

Qu’est-ce qui vous a mené à travailler autour de de la France ?
Ce projet est né aux États-Unis où j’étais parti pour faire un reportage en 1998. J’avais été extrêmement déstabilisé par l’écart qu’il y avait entre mes attentes et ce que je constatais et voyais sur le terrain. J’ai décidé de me confronter à ce malaise que j’ai pu avoir et de le faire en France. Mon travail est finalement une recherche permanente de confronter mon image rêvée avec sa réalité.

Avez-vous retrouvé cette sensation de décalage en France ?
Quand j’ai commencé à travailler sur ce projet la France en 1999 en suivant la Nationale 7, je travaillais encore beaucoup pour la presse et là je partais sans aucun à priori et surtout en ne cherchant pas les images qu’un magazine quelconque pourrait me demander de faire pour coller aux fantasmes qu’il y a autour de cette route. À cette époque, il n’y avait plus de Traction Avant (modèle de voiture Citroën) et on ne pique-niquait plus au bord de la route sur la nationale. Je me suis finalement confrontée à cette image d’un pays construite pendant l’enfance mais qui ne correspond pas du tout à la réalité. Né en 1964, mon imaginaire est un peu vieillot aujourd’hui mais pendant mon enfance, on baignait encore dans cette chanson de Charles Trenet (« Route nationale 7 »), dans cette imaginaire des années 50/60, un peu à la Doisneau. J’avais envie de me confronter à cette image rêvée et c’est justement cet axe de travail que je continue de suivre depuis 1999.

Quelles ont été les étapes de ce projet ?
Ça été une très longue errance à vrai dire. Je choisissais les lieux que j’avais envie de photographier et une fois arrivé sur place, j’essayais d’avoir les yeux grands ouverts aux lieux, aux choses et aux gens qui habitaient là. De là sont nées des rencontres de hasard au gré des promenades. J’ai beaucoup marché ce qui expliquerait que j’ai souvent tendance à dire qu’on prend des photos avec ses pieds (rires). À la manière de Roland Barthes, pour Mythologies, j’ai fait une sorte d’inventaire de choses principalement issues de la culture populaire française, des chansons, de l’histoire… Je suis par exemple allé à Soissons à cause du vase (objet précieux sujet d’un récit historique français au Ve siècle).

Mont Blanc, série Mythologie

Vous êtes également allé au Mont-Saint-Michel…
Oui, et c’est un des lieux qui a le moins d’intérêt selon moi. C’est drôle parce que c’est un lieu qui n’est plus vraiment un lieu mais plutôt un décor. D’ailleurs les images que j’en ai fait ne montrent pas le Mont-Saint-Michel parce qu’il y a une impossibilité de le voir en dehors de sa mise en scène fantasmée.

Vous tournez-vous plutôt vers ce qui vous semble authentique ?
Je cherche à me réapproprier cette idée de « lieu commun ». Ce terme est très important pour comprendre ma démarche. Le double sens de cette expression m’a fasciné, lieu commun ça veut dire cliché et donc pour un photographe, ça interpelle forcément ; mais c’est aussi l’acception commune de lieux que l’on partage. Je la traite de façon très littérale en photographiant ces lieux qui nous appartiennent à tous.

Est-ce qu’à la lumière de tous ces voyages et photographies, votre image rêvée de la France s’est-elle déplacée ?
Je crois que je n’ai plus envie de rêver là où je vis, j’ai envie de le vivre. J’ai pas mal écrit autour de mes pérégrinations, et finalement ce qui correspond le mieux pour moi à la notion de pays c’est « là où je vis », mais cette idée m’est extrêmement personnelle. C’est une idée de quelqu’un qui est né en 1964 à Paris, dans un milieu relativement privilégié. Si je pose la même question à n’importe qui, cela donnera d’autres réponses très personnelles qui viendront du vécu, de l’imagination des lieux.

Justement, à travers vos photos, on voit plusieurs visages de la France qui mettent en lumière une certaine France…
Oui parce qu’elle est très multiple et variée. Et effectivement dans ce que je montre c’est une certaine France puisque les grandes villes en sont absentes. Ces choses qui existent en dehors des grandes villes, elles existent et elles sont belles. Tous ces endroits que j’ai arpentés recèlent d’une vraie poésie du quotidien.

Est-ce que ces lieux que vous avez parcourus vous y étiez déjà allé ou il s’agissait de premières fois ?
Pour la plupart du temps, c’étaient des premières fois même s’il y a des lieux qui m’étaient familiers. Par exemple, j’ai pris des photos dans la Beauce parce que qu’il y avait une référence à un film qui s’appelle Alexandre le Bienheureux (Yves Robert, 1968) qui est un film important parce qu’il a construit mon rapport à la campagne et aux paysages. Sinon la majorité des endroits je les ai découvert, comme le nord avec Le Havre, les plages du Sud, Marseille, la Côte d’Azur… Malgré ça, pour chaque lieu, il y a toujours une référence : Saint-Tropez pour le film Les Gendarmes de Saint-Tropez, le Mont Blanc pour son très haut sommet, Monaco pour les princesses, Camembert pour le fromage, les plages du débarquement le film Le jour le plus long et l’histoire de la Seconde Guerre Mondiale… Tous ces lieux, je ne les avais en fait ni vus ni connus, mais j’en ai pris conscience pendant l’enfance au cinéma, à travers des chansons, à l’école et aussi à travers les conversations avec les gens.

Delacroix, série Mythologie

La série Mythologies va être prochainement exposée à La Chambre à Strasbourg, est-ce la première fois que vous la montrez ?
C’est la première fois que je l’expose entièrement. Je vais intégrer dans l’exposition des photos de famille avec des objets souvenirs que j’ai achetés pendant mes pérégrinations, de très beaux bustes de Napoléon, des boules de France, quelques tour Eiffel quand même, pas mal de Jeannes d’Arc, un poilu, une reproduction de la borne du centre de la France, un magnifique vase Charles-de-Gaulle… C’est important pour moi de placer ces objets et images en regard de mes photographies, et surtout les photographies de famille puisqu’en réfléchissant à ce qui m’avait amené à photographier tous ces lieux communs, je me confrontais aussi à mon identité et à mon enfance.

Vous avez donc non seulement voyagé dans l’espace mais aussi dans le temps
Oui en quelque sorte, et cela m’amène à vous dire un truc important : je suis un petit-fils d’immigré. Mon grand-père paternel était un juif Hongrois qui s’est marié avec une Allemande catholique. Ils se sont installés en France pour échapper à l’orage. J’ai donc moi aussi par rapport à mon travail sur la France et à mon regard sur la France, ce regard à l’intérieur et à l’extérieur. À l’âge de 6 ans, quand je suis sorti de la France pour aller en Allemagne visiter ma famille, j’ai compris que y avait un dehors et un dedans. Et c’est finalement ce que je tente d’exprimer dans mon travail photographique, de porter toujours un regard intérieur et extérieur sur chaque lieu, personne et objet croisé.

D Day, série Mythologie
Livarot, série Mythologie

Web: www.gillesleimdorfer.com
Instagram: @gillesleimdorfer
© Gilles Leimdorfer